Chapitre 1 ; Maximes.

« Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage
Qu’il ne reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. »
Charles Baudelaire, L’Ennemi.

Influence positive de ses parents éclairés, sa mère sent le jasmin humecté lors d’une brisé d’été, et son père exhale le soleil par son profond regard cosmique. Doué à l’école sans effort notable, ennui palpable, s’échappe de la grisâtre de son quotidien, cherche à stimuler sa boîte crânienne compressée. Tous les étés de son enfance, les Mena délaissent les États-Unis pour se ressourcer parmi les membres de la famille, dans l’Égypte bondée, tant d’habitants que de soleil écrasant. Idriss s’y sent chez lui, lien du sang indéfectible, n’a aucun problème à communiquer, l’arabe se délie avec un naturel déconcertant. Bienheureux parents qui parlaient systématiquement leur langue maternelle entre les murs de leur demeure américaine tandis que l’extérieur était consacré au paraître anglais et son intégration scolaire parfaite. Il s’y sent chez lui mais on le regarde comme un étranger. Américain sur les terres d’Égypte, un arabe lorsqu’il est aux États-Unis. Double nationalité sur les papiers, passeports qui porte son nom avec fierté, mais subconscient déréglé, grand écart qui coupe son être en deux. Problème d’identité qui le suivra à mesure qu’il grandit. Finalement, il ne réussira jamais à être comblé.

Parfaitement détraqué, son cerveau n’arrive cependant plus à suivre le rythme d’une vie lasse où nulle part il ne se sent à sa place. Adolescence perturbée, se frotte aux substances illicites pour se sentir exister. Rien que pour voir, rien que pour tester. Il est pourtant le premier à savoir de quelles manières le poison détruit son organisme. Mais Idriss a trouvé comment activer ses stimuli cérébraux. Il en devient alors accro. Cocaïne injectée dans ses veines transfusées, il abjure à sa conscience malade qu’il n’en dépend pas, bien qu’il sombre avec délectation et terreur dans ses bras. Et lorsqu’il plane, l’esprit embrumé par le liquide maudit, il oublie la déception qu’il est devenu aux yeux de parents qui n’ignore pas sa mystérieuse chute sans nom. L’homme qu’ils auraient voulu forgé s’éloigne de leur rêve de chemin tout tracé. Idriss en a pavé une autre par orgueil démesuré. Que savent-ils de ce que je désire. Si seulement Idriss le savait, lui aussi. Qu’à partir de la fin de son adolescence, rien ne sera plus jamais dicté par sa simple et ((seule)) volonté.

Chapitre 2 ; Aphorismes.

« La vrai connaissance et de connaître l'étendue de son ignorance. »
Confucius.

Bienheureuse route sur laquelle il s’embarque après un long combat contre la drogue et des parents qui l'observaient avec un mélange de fermeté, d'inquiétude et de déception combinée. Idriss postule pour l'université de Columbia, où il est accepté. Ouverture des portes de la prestigieuse école grâce à des notes exemplaires et une bourse conséquente. Prix exorbitant malgré les revenus de la classe un peu plus élevée que la moyenne de ses parents. Bien que n’ayant jamais manqué de rien, la science et la recherche payent moins que le pouvoir ou la notoriété. Idriss se dirige vers les disciplines de l’histoire et de l’archéologie. Dix-huit ans et une envie terrifiante de consommer les mots, de s’en abreuver, de s’enivrer jusqu’à en être littéralement obsédé. Proches qui s'amusent de son intérêt pour les langues grandissantes, son désir de lire qui est incessant. Mais ses parents étaient rassurés. Mieux vaut être ivre de savoir qu'ivre de poison. Mais parallèlement à ses débuts d’années universitaires, alors promis à une grande carrière, Idriss replonge dans ses macabres habitudes ; mal-aimée blanche-neige retrouvée pour éteindre ces visions qui l’assaillent en plein jour et qui l'empêche de garder la raison. Vivant hors de la demeure familiale, hors cadre, hors surveillance, il était facile de replonger dans ses vices refoulées. Il crut un moment avoir réussi à faire taire son agonie. Pour seulement réaliser qu’elles paraissaient alors uniquement la nuit. Début de ses insomnies perturbantes, le peu de fois où Idriss ferme les yeux, il sombre dans des cauchemars incompréhensibles, flashs presque familiers. Idriss plonge dans les ouvrages comme un oxygène, un besoin vital. Écrit pour exhumer les mots qu’il ne peut exprimer avec sa langue collée contre son palais affamé. Car Idriss communique bien mieux par écrit que par oral. Besoin cathartique de faire sortir ce qu’il entend hurler autour de lui ; les plaintes de ses camarades, les souhaits à peine exprimés de ses proches, les désirs refoulés qu’il perçoit dans les regards embrumés. Encore étudiant, il écrit pour témoigner des beautés et des injustices qu’il côtoie, biaisé par son jugement qu’il tente impartial mais toujours voilé par ses convictions, impossible à mettre de côté. Et dans la torpeur de la substance blanche malsaine, il trouve l’illusion d’une paix vitale qui l’aide à assembler les mots qui se bousculent dans son esprit.

« En la sainte montagne où l’azur se dépose, Amour se crée un corps que du feu lie en l’or. »
Emmanuel d'Hooghvorst

Mais l'illusion perdura des deux côtés. L'illusion d'avoir trouvé l'être aimé. Fait étrange, les parents d'Idriss l'ont tout de suite appréciée. Eux qui jugeaient si vite, ils ont su voir qu'elle lui apportait un souffle nouveau et nécessaire. Rencontré lors d'un chantier bénévole pendant un été en Égypte, elle était née comme lui, sur le sol des États-Unis, et possédait également les mêmes origines méditerranéennes exaltées. Peut-être était-ce ce point commun qui les avait rapproché, constater au gré des discussions que nulle part, ils étaient chez eux. Et partout aussi. Partout avec les êtres aimés. Ce qu'ils devinrent (trop) rapidement. Même qu'elle déménagea de sa Chicago natale pour lui. Il ne lui a pas demandé, elle a suivi son cœur, elle aussi aimait trop passionnément. Vingt-cinq ans, l'âge de la pure folie, ils vécurent cinq ans en harmonie avant de se décider de se marier. Une enfant comme apothéose de leur union bénie. Il se sentait bien, Idriss. Même qu'il a complètement oublié son premier amour, Blanche-Neige et les mille névroses. Mais elle n'était pas partie, seulement bien ensevelie sous une couche d'amour que son aimée lui procuraient par une douce présence et une tendre complicité.

Chapitre 3 ; Sentence.

Sa fille avait un an lorsqu'ils se sont séparés. L’enfant, ne grandira pas sous un toit aimant comme Idriss avait eu la chance avec ses propres parents. Ils en avaient pourtant affronté des épreuves, les Mena. Mais Idriss lui, n'avait pas réussi à les surpasser, ces épreuves que la vie lui a semé. Changement de comportement, devient déviant Idriss ((c'est Thot qui tente de se faire une place dans ce vaisseau étriqué)), il n'a pas réussi à alimenter la flamme qu'il s'était promis de préserver. Neuf ans de vie commune et quatre ans de mariage réduit à l'état de souvenir douloureux. Il aurait pu retomber dans ses travers, retrouver son amour de jeunesse. Une force mystique l'en empêche, le dirige vers un chemin alors inconnu jusque-là. Il découvre les Memento Mori, s'en suit alors une quête frénétique pour la quête du savoir. Une acceptation de son identité qui se fait double. Qui l’a toujours été, en réalité. Thot, dieu bienveillant et apprécié de son vivant, a rendu la cohabitation moins pénible pour son vaisseau. En faisant partie de la société secrète des Memento Mori, Idriss devient lucide sur sa condition. Il ne l’accepte pas forcément. Il tente une cohabitation à deux, siamois d’esprit, veut demeurer maître de son corps et de son âme. Sa quête de savoir prend son sens : il cherche à déterminer les raisons de cette réincarnation. Pourquoi lui, pourquoi ces autres aussi, pourquoi l’Humain les ((nous)) a-t-il oubliés, pourquoi il ne faut pas les sous-estimer, pourquoi devons-nous rester cachés ? Son passif d’archéologue, son métier d’archiviste et son passe-temps de pigiste l’aide à enquêter sur les attributs qui circulent encore dans la nature. Réseau fulgurant, il a les noms, les adresses, les capacités langagières, culturelles et scientifiques pour trouver ce que ses pairs recherchent. Nous ne sommes pas seuls. Mais ça le dérange, Idriss. N’sait pas combien de temps il va devoir cohabiter. S’il va pouvoir toujours cohabiter avec lui. N’a pas confiance. Il en a envie, mais ça le terrifie. Et certaines nuits, l'effroi le paralyse lorsqu’il observe sa fille endormie. Vas-tu me laisser la voir grandir et faire partie de sa vie ?

« [...] et mon âme, de cette ombre qui gît flottant à terre, ne s’élèvera - jamais plus. »
Edgar Allan Poe, Le Corbeau.