Evidemment que c'est pour ta gueule d'aller récupérer les poubelles. Pour une fois que tu termines pas dedans surtout. Ouai. Enfin, la poubelle pour le coup c'est une madame alors tu vas essayer de pas finir dedans. Nadia. Ou Gabriella. Tu connais pas exactement son nom, t'as pas retenu et sur ton téléphone elle est bloquée la moitié du temps (l'autre moitié elle est notée comme 'piss kink').
Sauf que là tu dois aller la récupérer. Ils t'ont envoyé toi. Parce que t'es la plus forte, bien sûr. Ils veulent surtout te faire chier et te faire bouger. Pour la peine, quand tu la ramènera, tu lui voleras des trucs. Son beurre. Et si elle a du fromage aussi. Et un morceau de pain. Maintenant que t'y penses, faudra aussi lui prendre un couteau, t'en as plus.

Ton immense veste en jeans t'avale totalement, la capuche qui cache tes cheveux blonds, mais pas ton regard noir. Faudrait bien plus que ça. Personne ose t'approcher. Scary dog privilege tu supposes.
Elle doit être encore endormie dans un coin après son seizième verre cette pute. La soirée est un truc étudiant, ou t'en sais rien, t'en as rien à foutre.
Ses cheveux longs et noirs, la bave au coin des lèvres. Rien que pour le plaisir t'aurais envie de la lancer sur ton épaule mais t'as vraiment la flemme de nettoyer si elle vomit sur ta veste préférée.
Ta main part toute seule, la gifle est assez forte pour qu'un couple se retourne pour vous regarder. T'en profites pour leur faire gratuitement un doigt. T'espère juste de pas lui avoir pété le nez ou un truc du genre, avec ta force que tu maîtrise qu'à moitié. "Réveille toi Nadia, je connais pas ton adresse de grosse pute."

Encore une fois, Nour n'avait pas pu résister. En même temps, pour sa défense, le sex on the beach était parfaitement dosé et ils distribuaient des ginger beer comme si c'était de l'eau du robinet. Elle s'était enfilé un verre, puis deux, puis sept et au final, elle se retrouvait affalée dans un coin, hagarde, à moitié consciente du bruit et du monde évoluant autour d'elle. Les mots ne semblaient plus avoir de sens lorsqu'elle les entendait, les visages des personnes autour d'elle paraissaient se froncer comme sortant d'un cauchemar. A certains moment, il lui semblait percevoir une présence dans les tréfonds de sa conscience, quelqu'un qui poussait, tentait de se frayer un chemin vers la surface, de profiter de sa faiblesse pour tout faire exploser. Nour ricana : "Nooooope, pas ce soir petit démon..." Personne ne chercha à comprendre ce qu'elle voulait dire, personne ne s'intéressait à elle, pauvre petite loque perdue au fond d'un trou.

Jusqu'au flash.

La gifle la prit de court. Sortie de nul part. Trop violente, trop agressive, trop familière. "Non Mike..." lâche t-elle dans un souffle, incapable de réfléchir. Elle perçoit un visage près d'elle - son visage - et se recroqueville, les bras repliés sur sa tête, comme à l'époque. Elle était pourtant persuadée que c'était terminé, qu'il n'était plus là, qu'il s'en était enfin allé ! Est ce qu'elle avait rêvé tout ça ? Un sanglot lui monta dans la gorge mais elle ne voulait pas pleurer - il ne supportait pas de la voir pleurer, qu'elle le fasse passer pour le méchant de l'histoire alors que c'était elle qui le faisait constamment souffrir. " Je suis désolée, pardon, pardon..." gémit-elle, incapable de croiser son regard brillant, rendu fou par le besoin de possession et de domination.

Y a un mauvais gout dans l'fond de ta gorge. Tu t'attendais pas à cette réaction. Tu t'attendais à ce qu'elle se réveille et que tu sois obligée de plonger sur le côté pour éviter un jet phénoménal de vomit. Non. Non a la place elle se recroqueville misérablement sur elle-même comme si tu allais la blesser pour de vrai, comme si t'allais te transformer en le monstre que tu es réellement, comme si tu allais viser ses points faibles. T'es une vraie salope mais tu l'feras pas. Parce qu'Alexia elle fait quand même un peu partie d'la famille. Et puis merde, tu peux arrêter de faire semblant d'avoir oubliée son nom, elle s'appelle Nour. Ou Noura. Mais Nour comme ça elle pense que t'as pas oublié et que tu lui donnes juste un surnom cool. "Oh la connasse, je m'appelle pas Mike. J'viens te récupérer, on avait prévu de regarder Hight School Musical aujourd'hui salope et à cause de toi, on a certainement raté le début." tu marmonnes en râlant bien fort, tentant de lui faire comprendre que c'est toi. C'est juste toi, petite minable des rues.
Sans douceur, t'attrapes son bras pour la laisser à moitié aller contre ton flanc et la déplacer dehors. Un peu d'air frais ça va lui faire du bien. Peut-être. Tu penses que plus jamais tu lèveras la main sur elle parce que plus jamais tu veux voir son visage plein de larmes comme ça. "C'est quoi ton adresse ? T'habites loin ? Parce que s'il faut j'te jette jusque là hein." T'as un moment de silence, léger. T'as l'habitude de l'ignorer mais là c'est différent. Tes deux neurones qui cherchent à se concentrer. Comment tu montres que t'es là pour les gens encore ? T'as oublié. "Mike c'est vraiment con comme prénom de toute façon."

Nour se sentait perdue, incapable de situer son point d'équilibre, de comprendre dans quel sens tournait le monde. La peur lui avait asséché la gorge, chaque déglutition lui faisait l'effet d'un passage de papier de verre contre sa chaire à vif. A travers les larmes brouillant son regard, elle discerna une silhouette et comprit qu'il ne s'agissait pas de Mike. Il y avait une forme d'agressivité qui se dégageait de la personne face à elle, mais pas concentrée sur Nour, pas destinée à la détruire elle. Un long frisson secoua la jeune femme qui ne parvenait malgré tout pas à retrouver une position normale : tous ses sens étaient en alerte, son corps, malgré elle, prêt à recevoir les coups.

Elle finit par percevoir le timbre de voix si particulier de Charles, puis sentit sa poigne de fer la soutenir jusqu'à l'extérieur où l'air frais la frappa de ses bienfaits. Elle comprend que Charles lui demande son adresse et dans un bredouillement perdu elle lui indique sa rue. "Mike c'est vraiment con comme prénom de toute façon." Ces mots arrachèrent un nouveau frisson à Nour qui les compris parfaitement. C'était déjà difficile d'entendre ce prénom dans sa tête, mais pire encore de l'entendre, même de la bouche de quelqu'un ne le connaissant pas. "Un jour, j'ai pensé que c'était le plus beau prénom du monde" murmura t-elle, le regard ailleurs, très loin de la douleur et des hurlements dans sa tête. "Et soudainement, c'est devenu celui d'un monstre." Un monstre qui hantait encore bien trop de ses cauchemars malgré les années.

Y a une drôle d'ambiance. Généralement, tu t'en fiches, parce que c'est toujours bizarre avec Nour. Tu l'ignores, même quand elle te cherche, l'interromps quand elle parle ou bien tu la bloques un jour sur deux, même dans les groupes de la famille. Généralement, t'en as rien à foutre de la voir chialer ou de la voir souffrante. C'est sa merde. Tu connais vaguement la rue qu'elle te bafouille et tu marches en la portant à moitié, pour pas la voir trébucher. Ouai. Ouai tu t'en fiches complètement de si elle se fait mal ou si elle souffre. T'es une grande sans coeur toi.
"Ouai pas j'suis pas étonnée, t'as jamais eu du gout." Tu marmonnes sans tact, comme à ton habitude, en te demandant si tu ferais pas mieux de l'envoyer valser. Si tu l'fais pas, c'est uniquement parce que la famille te trouerait un deuxième trou du cul.
Parfaite petite Nour. La beauté qui te fait frissonner. Son sourire si solaire, même au milieu de la nuit. Son envie, son besoin que tu la regardes. L'odeur de l'alcool mélangée à son parfum. Elle a toujours été comme ça et pourtant, pourtant c'est la première fois que tu la regardes réellement ; parce qu'elle est perdue dans un coin sombre et malsain de son cerveau. "Laisse les monstres à leur place. Dans les films d'horreur ou les trains fantômes, parfois dans ton miroir le matin. C'était juste un con. Et c'est pas ce qui manque dans ce pays d'idiots." T'as pas connu beaucoup d'autres pays. T'es passé d'un coin d'eau merveilleux à une grotte sombre et humide à un pays de connards. Tu sais pas si c'est vraiment mieux. Le gout croquant des marins te manquent parfois. "On est chez toi, j'espère tes clefs sont pas dans l'fond de ton vagin, j'ai jamais été bonne spéléologue."

Le vent s'engouffre dans les cheveux de Nour qui trouve un certain réconfort dans ce froid qui lui mort la peau, engourdie sa chair, efface la douleur, la remplace par une vibration sourde et gelée. Elle ne sent presque plus la prise de Charles sur son bras. Comme si elle volait, ses pieds semblent frôler le sol à chaque pas qu'elle fait. Pourtant, elle se sent lourde, pesante, à deux doigts de perdre la guerre contre l'attraction terrestre. Un gouffre s'est réouvert en elle, une fosse aux profondeurs insondables d'où tous ses cauchemars s'échappent les uns après les autres.
Mike.
La solitude.
Une confiance en elle inexistante.
Tourbillon qui s'élève, la heurte, la propulse trop loin.
Et toujours la voix doucereuse, féline qui se rappelle à elle. "Si tu flanches, tu ne reviendras pas..."

Charles lui parle, la maintient dans un semblant de conscience douloureuse mais nécessaire. "Tu sais rien, tu connais pas les monstres qui t'arrachent tout, te polluent d'amour vicié, te prennent tout ce qu'il y a de beau pour le transformer en... en..." Elle s'étouffe dans un sanglot, se retourne brusquement. Nour scrute la nuit d'un oeil brillant de larme et de peur. "Parler des monstres les invoque..." murmure t-elle en se remémorant les paroles de sa grand-mère. Mike pourrait être derrière elle. Mais non, rien. Que la nuit new yorkaise.

D'une main, elle attrape ses clés dans la poche de son jean et s'affale contre le battant de la porte de son immeuble. Ses doigts tremblent, comme à l'époque où Mike la suivait partout. "Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi ? Pourquoi..." Pourquoi Charles l'a giflée, pourquoi parler de Mike, pourquoi se laisser de nouveau glisser dans ce puits aux parois trop lisses pour espérer en ressortir ? Nour lâche un soupir tremblant et laisse tomber ses clés par terre. Le psy lui a déjà parlé de phases paranoïaques liées au traumatisme. Elle sait bien Nour qu'elle est en plein dedans. Mais aucune pensée cohérente ne parvient à l'atteindre suffisamment pour qu'elle puisse se convaincre que tout ira bien.

Elle te dit ça à toi. Que tu ne connais pas les monstres, ceux qui te bouffent, ceux qui t'arrachent à moitié. Te prennent tout ce qu'il y a de beau. T'aimes pas du tout ce genre d'ironie, douce et légère, terriblement vraie. Parce qu'elle te dit ça, la connasse, alors que tu es l'incarnation même du beau transformé en monstre. On t'a tout arraché, on t'a tout prit, tout ce que tu avais, modifié, transformé, irradié. D'une jolie nymphe au petit nez pointu, d'une femme fontaine amoureuse, d'un coeur ouvert et à peine vicié par l'amusement divin, tu es passée à une effroyable créature aux dents pointues, aux tentacules visqueuses et aux chiens qui hurlent. L'eau est redevenue ta maison de la pire des façons.
T'aime vraiment, vraiment pas cette ironie à la con.
Parce que tu peux rien lui dire. T'arrives pas à contenir ton petit ricanement, par contre, mais tu peux pas lui expliquer pourquoi tu rigoles comme une folle furieuse au milieu de la rue, le froid qui vous paralyse à moitié. La soif se glisse contre ta gorge, comme si elle avait réveillé quelque chose en toi. Comme si c'était toi, le monstre qui avait été invoquer par ses paroles. C'est certainement le cas, connasse.

Pourquoi. C'est la question à un million de dollars ça. La question qui fait frémir les étudiants en philosophie, et ceux en droit aussi. C'est la question qui n'aura jamais, jamais une véritable réponse.

L'avion se crashe
Ferme les yeux
Ferme les yeux
Profite de la descente

"J'en sais rien," tu finis par souffler, honnête. Peut-être la première fois que tu l'es réellement avec elle. Tes mains choppent les clefs et tu joues avec, tintement rassurant, mélodie qui détend. "mais je sais que t'es trop bourrée même pour réfléchir au sens de la vie là." tu te reprends rapidement, la porte qui s'ouvre, les escaliers qui passent rapidement, et elle crashe sur son canapé, tu supposes. T'as eu d'la chance qu'aucun voisin appelle la police quand tu testais les clefs dans toutes les serrures.

Descente aux enfers

"Bouge pas." tu grognes, marmonnes entre tes crocs alors que tu fais couler l'eau du robinet, deux verres. Un pour toi. Le second que tu lui balances à la gueule. L'eau qui mouille ses cheveux, fait perler plus d'eau encore le long de ses joues. "T'es réveillée T'arrêtes avec tes conneries ?"

Il y a une forme de délivrance, de véritable sentiment de bonheur lorsque la joue de Nour heurte les coussins de son canapé. Il y a des bouts qui lui manquent, elle ne comprend pas trop comment elle a réussi à ouvrir la porte de son appartement, comme si elle s'était subitement téléportée là où elle avait réellement envie - besoin - d'être : en sécurité chez elle.
Ici, les démons ne peuvent pas la rattraper. Ici, Mike ne peut pas entrer. C'est l'unique certitude sur laquelle elle peut fonder son semblant de quiétude.
Il fait chaud dans le petit appartement, trop chaud. Nous tente de retirer son manteau, mais ses bras sont trop lourds pour ça, elle n'a pas la force. Alors elle pousse un soupir encore un peu tremblant et laisse le monde tourner et se renverser autour d'elle. La sensation est familière, presque réconfortante. Quand l'univers entier n'a plus de sens, il n'y a plus de vrais problèmes.

L'eau gelée s'abat violemment sur le visage de Nour qui se redresse comme un ressort, les yeux écarquillés, la bouche ouverte en un cri contenu. Son regard trouve Charles qui, imperturbable, lui demande si elle a terminé. "Espèce de... t'as trempé mon canapé !" Son beau canapé rouge, son petit havre de paix, tout mouillé. Et Nour sent la colère monter en elle, comme la lave ardente d'un volcan en sommeil depuis trop longtemps. Un peu titubante, elle se lève pour faire face à Charles "Pourquoi t'es toujours comme ça avec moi ? Hein ?! J't'ai fait quoi pour que t'aies tout le temps envie de faire... de faire des trucs nuls comme ça ?!" Elle oublie que c'est Charles qui vient de la trainer saine et sauve chez elle. La gratitude, elle en a plus. Pour le moment en tout cas.