Lulu Walton

Elle ouvrit les yeux dans le silence. Cheveux flottant autour d’elle comme un linceul noir de jais. L’eau est froide et brune, de la couleur de la terre et du cuivre. Elle vomit l’eau savonneuse sur le sol en linoléum, des pilules au goût âcre mélangées à l’odeur du bourbon. Il lui faut quelques minutes pour que ses jambes arrivent à la porter. Le miroir est immaculé, la buée s’est dissipée depuis longtemps. Elle croise son regard. Contemple ses traits, trace du bout des doigts les cicatrices boursouflées à ses poignets. Le parfum de vanille artificiel de la bougie consumée sur le rebord de la baignoire emplit la salle de bain. Pas de lettre pour expliquer son geste. Juste une maison propre et du linge plié dans les armoires, le blanc avec le blanc. Elle enfile les vêtements d’une étrangère dont elle porte le visage, des perles de rocaille à ses oreilles.  

Elle avait déjà été humaine, n’arrivait pas à s’en souvenir. La rage incandescente avait étouffé la jeune fille qu’on avait entrainée dans la forêt, les mains serrées sur ses poignets. Elle était née ainsi, de la terre entre les dents, la vengeance dans ses veines. Les os blanchis des hommes perdus à leur tour pour payer les crimes d’autres avant eux. La forêt aussi dense qu’une nuit sans lune, son domaine, les ruelles qui sentent l’urine derrière les boites de nuit. Les gratte-ciels ont remplacé les cimes.

Leur terre ancestrale disloquée, leurs enfants arrachées, les siens parqués dans des réserves ou assimilés. Son panthéon décimé, son identité portée comme un costume à Halloween. New York parce que l’autre Lulu avait une carte postale signée « avec tout mon amour » aimanté au frigo. L’Empire State Building la nuit. Le sommet du monde. La faim est toujours la même, le terrain de chasse a changé. Ils la regardent avec les mêmes yeux, font toujours le même bruit lorsqu’ils souffrent, supplient toujours jusqu’à leur dernier souffle. Des scènes de carnages qui ressemblent à des tableaux. Du sang sur les murs, des photos en noir et blanc. Un couteau, une main dans sa poitrine qui écarte les côtes du bourreau. Une violence salvatrice, comme une punition divine. Une mélodie millénaire qui l’appelle, le goût ferreux sur sa langue lorsqu’une côte est brisée. Dans ses veines saumâtres, coule du lait qui a le goût du miel. Leur douleur en pitance, des hommes mauvais, ce n’est pas ce qu’il manque à Manhattan.

Lui est bon. Il ne le sait pas. Il porte sur lui pourtant, les marques de ceux qui font du mal. Les dents serrées et les mains ensanglantées par la vie d’un autre. La rage qui répond à la sienne. Le grand méchant loup qui n’est pas aussi méchant qu’il veut bien le croire. Le chien aboie beaucoup, mais mord peu, réclame la caresse autant qu’il la craint. Fascinée, créature de chair, de sang et de désir.

La fumée d’ambroisie, l’odeur du magnolia. Sous les lumières stroboscopiques, elle danse jusqu’à ce que ses jambes ne puissent plus la porter, l’alcool offert, toujours offert, après quelques battements de cils. C’est ce qu’elle est, ce qu’elle a toujours été. Elle rentre toujours seule.

Le Brownstone acheté avec de l’argent sale à la fin des années 90, pari gagnant aux abattoirs Gansevoort. Hell’s Kitchen avant la gentrification et les cafés à 9 dollars. Une adresse confidentielle qu’on se passe aux bouche-à-oreille. Here you’ll be safe. La sécurité derrière une jolie porte en acajou. Des femmes et des enfants, qui se succèdent d’année en année, des compagnons violents qui quittent soudain la ville, des maris qui ne se présentent pas au tribunal pour l’audience de garde. De jolies coïncidences et du sang sous ses ongles, un autre nom pour la justice.