D’un œil rigoriste et d’une brève succession de gestes chirurgicaux, Mary termine son assiette en déposant un pétale mordoré au-dessus de quelques morceaux de canard savamment alignés. Du monde mortel, il n’y a guère que l’activité culinaire pour lui tempérer les ardeurs. Ça, et le sexe. Encore que ce dernier possède une sorte de facteur aléatoire qui ne dépend pas toujours de sa simple volonté. Et s’il y a bien une chose que la créature abhorre, c’est dépendre d’autres volontés.

Depuis cette réincarnation-ci, elle s’est néanmoins, et à son plus grand damn, entichée d’exceptions.
Ce soir, en est une.
Lavinia.

Les trois syllabes ricochent dans le crâne à en faire écho jusqu’aux entrailles. Mary ne dirait pas qu’elle est amoureuse, elle ne sait pas l’être, mais si l’amour devait ressembler à quelque chose, même quelque chose d’informe et de terriblement laid, alors ce serait ça, et elle le chérirait de tout son être.

Mary n’est pas amoureuse. Mais elle est obsédée.

Obsédée par l’ébène des cheveux, obsédée par la ligne du cou, obsédée par les yeux, obsédée par les mains, obsédée par la courbe des seins et celle des reins. Obsédée. A ne plus savoir que penser d’autre lorsqu’elle a faim. Et Mary a constamment faim. D’une faim qui ne tarit jamais que pour Lavinia. C’est elle. Elle qu’elle veut. Elle pour qui elle cuisine et se fait presque dragon de compagnie. La créature déteste ça. Mais elle se console. Le plus souvent, elle réussit même à se convaincre que tôt ou tard, Lavinia finira par la lasser. Comme toutes les autres. Et le plus souvent encore, ça suffit. Ça suffit à museler l’égo et à abdiquer face au plaisir. Elle aura le temps de se soucier des conséquences plus tard. Pour l’instant, il n’y en a eu aucune.

L’interphone sonne, tandis qu’elle dépose une dernière casserole dans son évier en granit. Ponctuelle. Serviette sur l’épaule et robe argent splendidement taillée, Mary ouvre la porte à son invitée après avoir jeté un coup d'œil à travers le judas. Un demi-sourire signature fend les lèvres au moment où le battant s’ouvre sur la silhouette de Lavinia.

« Salut. »

Salut, ouais. On aura fait plus éloquent que ça, mais la créature n’est de toute façon pas loquace et, finalement, surtout remarquable pour sa présence.

« Entre, fais comme chez toi. Je viens de finir de préparer le repas. »

Quand le seul repas dont Mary a véritablement besoin, c’est Lavinia. Et ça se voit. Ca se voit aux regards brûlants qui se languissent contre la peau. Mais il paraît qu'il va falloir faire montre de patience, puisqu'on veut lui parler. De quoi, déjà ?

Du bout de l’index, Lavinia tapote l’écran de son portable et l’observe s’illuminer d’un coup d’oeil distrait, trop obnubilée par le reflet que lui renvoie le miroir. Elle devra bientôt filer si elle ne veut pas être en retard, mais ce n’est pas ce qui l’incommode le plus. Elle s’est récemment mise à compter les jours et vendredi a sonné le glas de la deuxième semaine sans nouvelle d’Addie ; les sept premiers jours, elle était un peu étonnée, mais maintenant, elle trouve ça carrément bizarre.

Pas bizarre au point de perdre de vue la soirée qui se profile à l’horizon, cependant. Lavinia ferme l’oeil droit et trace d’un mouvement délicat un trait sur sa paupière, puis répète le geste sur la gauche. Quand elle a fini, elle approche son visage de la glace, incline légèrement la tête et s’examine sous différents angles pour s’assurer que son maquillage est symétrique. Elle doit s’y reprendre à deux fois avant que le trait du côté droit soit parfaitement similaire à celui du côté gauche. Elle y arrive du premier coup d’ordinaire, mais ce soir, la répétition lui fait perdre un temps fou sur le planning imaginaire qui clignote dans un coin de sa tête et l’éventualité d’un retard chez Mary pousse Lavinia à accélérer le mouvement. Elle se débarrasse de son peignoir en satin, préfère le noir pailleté de la première robe au bleu nuit de la seconde qu’elle abandonne sur le lit double. Une prochaine fois. Peut-être.
En fait, Lavinia a l’impression de se laisser porter pas mal par Mary et ses envies gloutonnes. Elle a de temps en temps un peu peur de l’ennuyer, n’a absolument aucune envie de la lasser. Elle sait ce que ça fait d’être lassée et Lavinia aurait horreur d'être placée dans ce genre de case par Mary pour qui elle commence à nourrir une tendre obsession – elle se glisse dans ses pensées même quand elles ne doivent pas se voir ; elle se demande quelle robe lui plaira, quelle soirée elle lui réservera et quel goût laisseront leurs ébats.

C’est quand elle saute dans le premier taxi qui passe au pied de son appartement qu’elle prend conscience des premiers signes de sa nervosité : elle porte les doigts à sa chevalière qu’elle s’apprête à faire tourner (mais se souvient qu’elle l’a ôtée ce soir), se rend compte qu’elle a oublié la bouteille de vin qu’elle avait pourtant préparée sur le comptoir et se met finalement à fouiller les poches de son manteau à la recherche soudaine de ses clés, fouille son sac, et à nouveau son manteau. Elle a pu les faire tomber dans sa course contre la montre, elle a pu — oh.
Elles sont là, tout au fond, et tintent quand elle referme ses doigts autour du porte-clés qu’Eddie lui a ramené d’Italie.

Devant la porte de Mary, Lavinia a du mal à tenir en place. Elle gesticule maladroitement le temps qu’elle lui ouvre et roule même des épaules, comme si elle s’apprêtait à en découdre avec une divinité quelconque. Ridicule.
“Salut”, fait-elle à son tour en s’avançant dans le vestibule puis dans la cuisine. Elle ôte son manteau et abandonne son sac à main dans un coin. Elle s’approche du plan de travail en granit, glisse ses doigts dans le bas du dos de Mary et coule un regard hésitant dans sa direction. “Je peux nous servir à boire ?” Elle est toujours plus sur la réserve lorsqu’elle n’est pas chez elle. “En fait, j’avais préparé une bouteille de vin, histoire de ne pas venir les mains vides, mais…” — elle fait un geste de la main, agacée, et roule les yeux au plafond, le visage froissé par une moue. “J’ai été distraite et je l’ai oubliée”. Elle marque une pause et ajoute après une courte hésitation : “ça me donnera une bonne raison de t'inviter”.

Depuis que Lavinia a traversé le seuil de la porte, l'œil du dragon n'arrive plus tout à fait à la quitter, quoique Mary fait mine de s'affairer aux détails de dernière minutes pour paraître moins conne. Le simple contact de la main lui envoie une décharge au travers de l'échine et déjà, elle se fantasme en train de plaquer son amante contre le granit. Quelques brèves d'images s'ordonnent et se civilisent toutefois d'elles-mêmes, car il est de bon ton de garder ses écailles et ses griffes pour soi. C’est, aussi, dans un second temps, qu’il y a quelque chose de particulièrement (et étrangement) savoureux à attendre après les initiatives de Lavinia, elle qui pourtant est une créature toute bâtie d'impatience et d’instincts contrariés.

« Tu peux. Répond-t-elle d’un calme qui tente de cacher tous les pans de la dichotomie entre les intérieurs agités et la placidité extérieure. T’inquiète, j’ai sorti un rouge de la cave. Il ira bien avec le repas. »

Quant à l’invitation, elle est soigneusement rangée dans un coin de sa tête. Mary ne manquera pas de lui rappeler à l’occasion. Elle s’arrête un instant pour se tourner aux trois quarts vers Lavinia. De la main qui ne s’appuie pas sur le plan de travail, elle va pour le cou, puis fait glisser ses phalanges jusqu’à la nuque.  

« Ça va refroidir. Fait-elle distraitement. »

Son corps ne bouge pas, profite un peu de la proximité tandis que ses yeux se languissent sur la ligne de la mâchoire, aux lèvres, et retournent finalement à leurs adversaires. Lavinia est belle. Mary la veut. Elle la veut si fort que c’en est pénible.

« Passons à la table. Se convainc-t-elle davantage. » 

Mary dépose un baiser papillon au coin de la bouche. La seconde d'après, elles sont toutes les deux attablées devant un plat de canard à l'orange, la bouteille de rouge entre elles, et les verres bien remplis. La créature pourrait lui faire du pied comme une adolescente de seize ans, mais visiblement, elle a décidé de se tenir pour l'instant. Pour le temps du repas. Ou pour en faire son repas, d'ailleurs. Métaphorique ou pas. Le doute persiste, se rappelle à elle en permanence, quoiqu'il est moins présent avec Lavinia qu'avec n'importe qui d'autre.

« T'as mentionné vouloir me parler d'un truc au téléphone, non ? Rien de grave, j'espère ? »

Rien n'est grave tant que ça ne concerne pas une mort imminente, aussi Mary conserve-t-elle son flegme et un faciès plutôt égal, si on omet ses regards coulant lascifs vers Lavinia. Au reste, la créature serait ravie de débarrasser son amante de n'importe lequel de ses problèmes. Et ça, c'est ce qui lui glace véritablement les entrailles.  

Lavinia hasarde un peu. Elle ouvre un tiroir, puis un second – le bon cette fois-ci – et en sort un tire-bouchon. Pendant qu’elle attrape la bouteille de rouge et qu’un pop traditionnel vient annoncer son ouverture, elle en profite pour jeter un coup d’oeil aux gestes ordonnés de Mary. “Tu sais, fait-elle alors que le bouchon de liège roule sur le plan de travail, je suis occupée à me dire que tu peux oublier cette stupide proposition de venir chez moi la prochaine fois”. Elle se penche légèrement par-dessus son épaule, y dépose ses lèvres, puis fait un petit pas de côté pour ne pas l’entraver dans ses mouvements. Quand elle relève les yeux et croise ceux de Mary, elle déclare, sourcil arqué et sourire entendu : “j’aime carrément l’idée d’être entretenue par une cheffe étoilée”.

Les doigts qui se referment sur son cou, glissent jusqu’à sa nuque pendant qu’elle abandonne la bouteille et que les siens glissent sur ses hanches, c’est bonus.

Ça lui effleure l’esprit, en même temps que ça lui arrache un frisson aveugle, que Mary a le même réflexe que l’ennemi tapi dans l’ombre : la gorge en priorité, pour des raisons diverses et variées. Et à bien y réfléchir, elle préfère clairement celles de Mary, qu’elle attise avec fausse flegme en tirant délicatement sur un bout de sa robe, et en faisant rouler son index le long de son abdomen. “C’est ça”, confirme-t-elle, les lèvres de son amante au bord des siennes, avant de poursuivre : “ça va refroidir et je meurs de faim”.

“Non”, commence-t-elle, une fois à table. Elle secoue doucement la tête dans un élan pour la rassurer ; deux fois à droite, deux fois à gauche, et elle réfléchit à comment aborder le sujet. “Tu te souviens d’Addie Taylor ?” Elle dépose sa fourchette sur le coin de son assiette et tend le bras pour saisir le pied de son verre. “Je suis venue quelques fois au Huit Dragons avec elle. C’est elle qui nous a présentées”, et elles étaient, très accessoirement, encore mariées à l'époque. “Je me demandais si vous étiez toujours en contact ? Et si tu avais des nouvelles d’elle ?” N’importe quoi ferait l’affaire. Un pauv’ conne perdu dans un échange quelconque – parce qu’elle sait que Mary n’est pas toujours la personne la plus correcte dans ses relations, même si elle préfère ne pas en savoir trop –, voire un ton canard à l’orange c'est une tuerie ! (même si cette éventualité l’agace un peu).

"... et je meurs de faim."
Lavinia ne croit pas si bien dire. Les entrailles de Mary lancinent. Mais comme à l'accoutumée, rien de l'apparence lisse et ordonnée ne laisse présager quel monstre gratte contre les côtes.

Seulement, là où il est d'habitude un monstre d'impatience, le contact de Lavinia lui octroie la vertu d'être finalement la patience incarnée. La preuve. Le dragon est là, à poser comme parfaite ménagère auprès de sa mortelle.

La fourchette se plante dans un morceau de canard pour le porter à son gosier, tandis qu'elle écoute Lavinia s'exprimer avec plus d'attention qu'elle ne le voudrait. Addie Taylor.

"Ton ex-femme. Précise-t-elle d'un ton qui montre que ça ne lui fait ni chaud ni froid."

La créature prend bien ce qu'elle veut. Et qui elle veut, en l'occurrence. Au reste, oui, il est vrai, que l'éventualité de se débarrasser de l'épouse lui avait, à l'époque, effleuré l'esprit. Et puis, Addie était avant tout son amie à elle, et plutôt une bonne amie, d'ailleurs. Le genre qu'elle aurait baisé, si l'anneau n'enchaînait pas à sorte une fidélité absurde. Une fidélité d'autant plus conne qu'elle se tapait déjà sa femme. Bref.

"Écoute, je l'ai vue il y a, quoi ? Trois jours."

C'est faux. Elle a assez de ses propres problèmes d'ex-femme à gérer. Mais Mary veut, semble-t-il, pousser des boutons. Pour voir. Pour jauger des réactions. Peut-être pour constater d'une forme de jalousie qui flatterait son ego.

"On a passé une soirée tranquille ici. Elle semblait plutôt sereine."

Mary repose la fourchette sur le bord de l'assiette, essuie le coin de sa bouche d'un geste délicat, avant de se redresser contre le dossier de sa chaise.

"Bon vin. Bonne nourriture. Bonne compagnie."

Ça paraît plausible. L'ombre d'un rictus moqueur fleurit au visage.

"Tu ne serais pas jalouse, par hasard ? Demande-t-elle plus franchement."

Cela dit, un ersatz de regret la frappe presque aussitôt pour son mensonge. Lavinia réveille toujours des parties improbables de son humanité. Et la créature déteste ça.

"D'accord. Ça va, j'ai menti. Je n'ai pas eu de nouvelles d'Addie. Je suis désolée."

Elle n'est pas désolée le moins du monde. Sauf si Lavinia lui tire la tronche.

Mary repousse sa chaise et, de quelques pas flegmatiques, contourne la table pour rejoindre Lavinia. Ses mains se posent sur les épaules de la mortelle, puis glissent contre les clavicules pour se croiser au sternum. Là, ses lèvres se rapprochent de l'oreille droite.

"Je suis désolée. Répète-t-elle."

Elle ne l'est toujours pas. Mais c'est ce que la mortelle, sa mortelle, a besoin d'entendre, n'est-ce pas ? C'est une sensation nouvelle que celle de se préoccuper de quelqu'un d'autre que soi. Si la perspective la révulse, elle ne s'en souciera que plus tard, lorsque Lavinia aura quitté les yeux et que ses pires instincts se démusèleront d'eux-mêmes.

Et puis, la nouvelle proximité lui rappelle à nouveau sa faim. Elle a faim. Terriblement faim. Il lui faut tirer toutes les fibres de son sang-froid pour garder le monstre sous bride.

"Qu'est-ce que je peux faire pour me faire pardonner ?"

Touche-moi et ses variantes seraient des réponses tout à fait acceptables. Car la créature crève d'envie pour la mortelle mais, qu'à se réinventer personne décente en sa compagnie, elle n'ose plus tellement briser ce qu'ils brandissent tous aujourd'hui : le consentement.  

Lavinia regrette un peu d’avoir abordé le sujet. Elle fréquente Mary depuis suffisamment longtemps  maintenant pour savoir qu’elle aime particulièrement appuyer là où ça fait mal, et prendre son pied en le faisant. Partant de là, Lavinia devrait être capable de scinder les sentiments contradictoires qui l’animent depuis qu’elles sont passées à table – le soulagement, l’étonnement, l’irritation (échec), un brin plus forte que les deux premiers.

“D’accord, je crois que t’as suffisamment dépeint le tableau comme ça”. Elle s’enfonce tout au fond de son siège, doigts serrés autour de la tige de son verre qu’elle siffle sans doute trop rapidement. “Donc quoi, vous vous voyez encore régulièrement ?” Maintenant qu’elle sait qu’Addie va (plus) que bien, elle essayerait bien de tâter le terrain, juste pour voir. Elle lui lance un regard un peu leste par-dessus son verre et surenchérit : “tu nous séduit toutes avec un canard à l’orange et une bouteille de rouge ?”

“Jalouse ?” Pas son genre. Tout en rougissant, comme si elle avait encore seize ans, Lavinia tente de se convaincre qu’elle n’entre pas dans ce cadre-là – et si elle y entre, quelques secondes lui suffisent pour décider qu’elle préfère prétendre que ce n’est pas le cas. “Pas du tout” , finit-elle par trancher.

Pourtant, son inquiétude s’est très vite fardée d’une contrariété qu’elle tente de ravaler à l’aide d’une ou deux lampées. “J’ai toujours été de nature curieuse, même toute petite, c’est tout”, fait-elle un peu plus platement, joignant aux mots un haussement d’épaules désintéressé. En plus, elle ne ment pas vraiment. Elle ne compte plus les ennuis dans lesquels elle s’est enfoncée jusqu’au cou en raison de cette fichue curiosité.

Lavinia dépose son verre (vide) sur la table et se remet à grignoter quelques bouts de son plat pour s’empêcher de parler plus qu’elle ne devrait. “C’était stupide, je suis désolée. Je n’aurais pas dû te poser une question à laquelle je ne voulais pas vraiment de réponse”. La vérité, c’est qu’elle ne s’attendait pas à la tournure que prendrait leur conversation, et encore moins aux sentiments contradictoires qui l’animent encore en ce moment-même.

Elle marque une pause et suspend ses gestes en entendant les excuses de Mary. Lavinia sent son visage se décomposer et elle se retrouve à la fixer droit dans les yeux, l’air stupide. “Quoi ?” Elle fronce aussitôt les sourcils dans l’espoir de paraître moins crédule, même si ça ne sert pas à grand chose.

“C’est pas drôle, Mary”, finit-elle par souligner dès qu’elle sent sa présence dans son dos. Les bras de son amante autour d’elle, Lavinia reste muette pour réfléchir à la situation qui vient de se dérouler. Elle a envie de remettre ça sur sa condition : Mary est une gosse de riches à qui on ne doit pas avoir appris toutes les limites – elle en a fréquenté pas mal en pensionnat pendant son adolescence et n’en garde pas le meilleur souvenir. Bien entendu, ça n’excuse pas son comportement, mais ça lui donne presque envie de gratter la surface pour voir ce qui se cache en-dessous.

Aussi, elle décide de pivoter légèrement sur sa chaise, histoire de pouvoir la regarder dans les yeux. “Pourquoi tu joues toujours avec les émotions des gens ?” Soudainement, elle se fiche pas mal que les red flags commencent à s’aligner ; sa curiosité, une nouvelle fois, prend le pas sur le reste. Et puis, elle n’est pas non plus exempte de faute – elle a froissé les draps du lit de Mary bien avant de penser au divorce et le ferait à nouveau. Juste pour elle. C’est sûr, elle est fichue.

Lorsque les yeux tombent dans les siens, Mary pressent déjà que la conversation sera désagréable (et pour Mary, toute forme de conversation est invariablement désagréable). Elle retient néanmoins les signes de contrariété, parce qu'elle sait, oui, que ça ne fera que jeter de l'huile sur le feu. Avec n'importe qui d'autre, elle en aurait été indifférente, mais avec Lavinia, c'est outrement plus complexe : la créature a faim d'elle et il lui faut l'amadouer jusqu'au lit (ou autre surface plus ou moins plane) pour jouir de tout le plaisir délectable qu'il y a à son endroit. C'est une saveur délicate et subtile, trop addictive et trop pure pour qu'elle ose l'altérer par la peur ou la violence non consentie.

"Je ne joue pas avec toi. Semble-t-elle tout à fait honnête."

Peut-être que oui, peut-être que non. Mary elle-même a du mal à se situer vis-à-vis de Lavinia. C'est que le sol de leur relation bouge constamment, et qu'il faut rebâtir des appuis à chaque fois que sa cheville vacille. Quelque chose qu'elle n'a pas tellement l'habitude de faire et dont elle ne tient pas à prendre pour, d'ailleurs.

"Lavinia."

Du reste, les états d'âme sont, au mieux, gênants, au pire, handicapants, et Mary, aussi désireuse et affamée soit-elle, n'a pas la moindre intention de s'en faire pousser.

"Tu sais, j'ai pas eu beaucoup de repères moraux en grandissant. Parfois, je sais que j'exagère. Mais y a des trucs indicibles qui me poussent à le faire quand même."

Elle peut faire semblant, cela dit. Elle a au moins l'avantage de mentir sans problème et avec une crédibilité déconcertante. Mary les connaît par cœur. Les tropes, les ficelles et les excuses. Les mortels ressentent toujours le besoin de donner une raison à un comportement malveillant, d'en expliquer les fondations et les prémices. Or, certains individus sont juste façonnés de la sorte, en dehors de la société et à s'en moquer. Une pensée trop terrifiante à pleinement concevoir, sans doute.

"Je sais que c'est trop facile. J'essaye pas de me donner des excuses. C'est juste pour dire que j'ai pas trop l'habitude d'y penser et que je tente d'y remédier. Mais ça se fera clairement pas du jour au lendemain."

Ça se fera clairement pas du tout. Mais tant que Lavinia y croit -n'est-ce pas la nature mortelle que de croire ?, ça lui suffit. Le revers d'une de ses mains passe sur la joue de son amante, puis c'est son pouce qui s'attarde sur la pommette en quelques arabesques lascives.

"Je suis désolée. Répète-t-elle à toute fin utile. Tu veux bien qu'on réessaye ?"

Lavinia dépose ses mains sur ses genoux. Du bout des doigts, elle saisit un bout de sa robe et se met à jouer nerveusement avec. Mary a l’air plus ou moins sincère, mais quelque chose l’empêche de la placer dans la catégorie totalement sincère – elle ne sait pas trop quoi, cependant. Elle a beau étudier chaque trait de son visage, elle ne parvient pas à mettre le doigt sur ce qui lui donne le drôle de sentiment qu’elle ressent.

Bien sûr, elle meurt d’envie de la croire et même d’effacer le tableau pour repartir à zéro ; après tout, elle sait dans quel genre de milieu elle a été élevée et, a fortiori, dans quel genre d’environnement elle continue à évoluer (plus-ou-moins, en tout cas). Et puis, maintenant que la surprise résultant du petit numéro qu’elle lui a servi est un peu redescendue, elle se sentirait drôlement mal de lui en vouloir pour si peu.

“D’accord”, fait-elle simplement en glissant sa main sur celle de Mary. Le contact lui envoie une légère décharge dans le bas du dos et ses doigts s’aventurent jusqu’à son visage pour caler une mèche de cheveux derrière son oreille.

Il n’empêche… Elle voudrait bien la questionner un peu plus et grappiller les informations qui permettraient de mieux la comprendre. C’est une chose qu’elle aime bien faire : épingler mentalement les personnes qu’elle laisse entrer dans son entourage ; les étudier sans qu’elles ne s’en rendent compte – sans doute une légère déformation professionnelle. Elle se doute pourtant qu’avec Mary, elle devra se contenter des miettes qu’elle lui octroie.

“Je suis désolée, j’en fais des tonnes pour pas grand chose, pas vrai ?” Lavinia enfouit son visage entre ses mains pour masquer le rouge qui lui monte à nouveau aux joues. “J’ai été pas mal stressée ces derniers temps et je commence seulement à pouvoir… Euh, souffler”. Quand elle relève la tête, elle a un petit rire gêné. Elle se voit mal expliquer à Mary les véritables tenants et aboutissants de l’existence qu’elle mène – de toute façon, elle ne lui raconte pas grand chose non plus en retour, alors elle ne culpabilise pas.

“Laisse-moi deviner, tout de même…” Elle incline la tête sur le côté et lance un regard un peu plus détendu à Mary tandis que, du bout de l’index, elle trace la ligne de sa mâchoire. “T’es fille unique, c’est ça ? Ça pourrait aussi expliquer pas mal de choses…” Notamment son (léger ?) manque de compassion. Si elle accorde un regard un peu plus détaché à la situation (et plus froid également), elle peut imaginer un bâtard ou deux, aussi bien du côté maternel que paternel. Juste parce que pourquoi pas – elle a été témoin de pas mal d’histoires familiales rocambolesques et plus rien ne l’étonne vraiment.

Quand elle reprend la parole, Lavinia a abandonné ses gestes. Elle se détourne de quelques degrés et place ses couverts convenablement pour signaler la fin de son repas – elle n’a plus faim du tout, à présent. “Est-ce qu’on pourrait seulement s’accorder sur une chose ?” Elle s’incline vers l’avant pour attraper la bouteille de vin placée au centre de la table. “Ne me sors plus cette histoire de ‘je joue avec tout le monde, sauf avec toi’ ; ce n'est pas ton genre et je ne suis pas crédule”. Elle remplit le verre de Mary, puis le sien. Ce n’est que lorsqu’elle repose la bouteille qu’elle corrige : “pas à ce point, en tout cas”. Nouvelle pause – plus longue cette-fois ci. “Et puis, tant qu’on y est, ce n’est certainement pas comme ça que tu me mettras plus vite dans ton lit”. Elle voudrait bien la torturer un petit peu plus longtemps.

Lavinia consent.
Or Lavinia ne consent que verbalement.

Mary aurait dû savoir. Elle aurait dû que son amante continuerait de poser des questions. Mais elle espérait, oui, elle espérait naïvement qu'on renoncerait à ces conneries de psychologie de comptoir pour daigner écarter les cuisses. De Lavinia, elle ne veut cependant pas que les cuisses. Et c'est sans doute là le problème.

"Je comprends."

Pas vraiment. Demander à la créature d'égoïsme qu'elle est de compatir au sort de qui que ce soit serait également à placer sur le spectre de la naïveté. Au reste, Lavinia n'a pas besoin de connaître la vérité sur le sujet, comme sur beaucoup d'autres. Par exemple, les mensonges sont outrement plus confortables dans tous les domaines qui ont attrait à l'expression de sentiments ou de ressentis. Exprimer les siens, bruts et librement, ce serait dévoiler le trou béant qu'elle a à la poitrine. Il n'y a rien, là. Rien du tout. Et le vide fait peur à la plupart des mortels.

"C'est ça."

De ce que la créature en sait, en tous les cas. Le père de Mary pourrait avoir enfanté des bâtards. Mais jusqu'ici, aucun n'est venu réclamer sa part d'héritage. Et honnêtement, si ils tiennent à la vie, ils font bien.

Quelle importance ?

En même temps que Lavinia se retourne, la créature se redresse. Ses mains partent pour retrouver appui contre le dossier de la chaise. De ses yeux sombres, elle découpe le dos de la silhouette mortelle en train se resservir du vin. Les quelques minuscules tessons de chaleur qui lui donnaient un peu d'une expression humaine face à Lavinia sont absorbés par un faciès davantage neutre. Davantage cruel. Elle n'a plus aucun public à satisfaire, et son humanité est parfois plus éprouvante à tenir qu'on ne le pense.

"Je vois."

Mary est définitivement contrariée, or son ton demeure égal et sa posture plus sereine que jamais. La créature garde soigneusement toute fibre de colère sous le vernis du flegme. C'est plus tard, lorsque son lit sera depuis longtemps froid et que Lavinia sera loin, que la fureur refluera ses vagues. Quelque part. Quelqu'un.

Lavinia n'est donc pas si crédule que ça. Pas à ce point.
D'accord.

"D'accord."

D'accord.
Elle ne le dira plus. De toute façon, ça lui coûte trop et ça lui rapporte trop peu. Le monstre n'est pas cupide, mais il est fier.

"Tu veux bien m'embrasser ? S'il-te-plait. Ou me regarder, au moins."

La façade se reconstruit d'elle-même dès que la proposition traverse la barrière du son.

"Je ne suis pas facile. Cède-t-elle dans l'espoir de mieux reconquérir par la suite. Et peut-être que ce n'est pas mon genre, oui."

Définitivement pas.

"Mais j'ai envie de croire que c'est vrai."

Les mensonges et les moitiés de vérités s'enchaînent à l'instar d'une pièce de théâtre savamment huilée.

"Je t'en prie, éclaire-moi, Lavinia. Que puis-je faire pour t'être agréable ? Fait-elle d'un ton terriblement solennel."

Le désir est inscrit en filigrane. Rien de trop poussif, cela dit. Elles ont le temps. Et étrangement, Mary prend un plaisir douloureux à se faire rejeter pour mieux la dévoyer. Lavinia ne s'en rend sûrement pas encore compte, mais tout a un prix, et ça, on finira par le payer aussi. Au reste, la créature n'a cette patience que pour cette mortelle. Cette fois, ses mains glissent sur les épaules.