Francesca n'aimait pas les week-ends.

Francesca aimait vivre à cent à l'heure, courir partout un café à la main, enchaîner les cours et les sorties entre amis et puis se plaindre qu'elle était fatiguée. Les week-ends, c'était toujours trop calme. Heureusement, à la maison familiale, il y avait toujours de l'animation. Les parents avaient toujours des amis à inviter, du vin à faire couler. Toujours, sauf aujourd'hui. Elle n'allait pas mentir ; elle s'était sentie trahie lorsqu'elle avait trouvé les La Iuppa avachis dans le fauteuil en train de regarder un jeu télévisé, une tisane entre les mains. Après un regard noir de la part de se marmaille, le padre avait expliqué que madame La Iuppa venait de finir un livre sur le slow living et que ça avait l'air très intéressant. Au fond de son regard noisette, il appelait à l'aide. L'air bougon, Francesca avait froncé le nez et était partie faire du shopping. Elle était à peu près persuadée que le slow living dont parlaient ses parents ne consistaient pas à poser ses fesses dans un canapé mais elle n'était pas d'humeur à argumenter. De toute façon, elle leur donnait trois jours avant de s'arracher les cheveux et de se trouver une nouvelle lubie.

Néanmoins frustrée par la situation, Franca avait erré sans joie dans les friperies du quartier, laissant ses pas la porter au hasard des rues. Elle ne sait pas trop comment cela se produisit, mais ses bras furent bientôt recouverts de sachets et la vendeuse l'ultime boutique dans laquelle elle mit un pied lui indiqua gentiment qu'ils étaient en train de fermer. Après un sourire de dépit survit une idée de génie : elle réalisa en effet qu'elle n'était pas très loin de là où vivait son frère. Elle nota alors qu'elle commençait à avoir mal aux pieds et que cela était sans doute dû à ses chaussures neuves. Elle n'avait dès lors plus le choix : elle allait devoir aller squatter chez Dante.

Ne vous y méprenez pas : Francesca était une soeur bien élevée. Malgré ses chevilles et ses bras recouvert de sachets, elle avait pensé à s'arrêter dans un petit restaurant japonais pour acheter des sushis. Bon, c'était surtout histoire de s'assurer que Dante ne la renverrait pas chez elle. Cependant, elle tenait également à sa place de soeur préférées, du coup, elle acheta des mochi en plus. C'est donc chargée comme un mulet qu'elle arriva devant la porte de l'appartement. Du bout du pied, elle commença à frapper pour qu'on vienne lui ouvrir. Bien sûr, elle avait la clé mais elle n'avait pas envie de déposer tous ses sacs. Hélas, martyriser la pauvre porte ne semblait pas très effectif. Un juron plus tard, Franca se résigna donc à l'ouvrir d'elle-même puisqu'elle ne pouvait pas compter sur son grand frère. Envisagea-t-elle une seule seconde qu'elle allait peut-être le déranger ? Evidemment que non. Elle ne dérangeait jamais. "Dante. Tu sais que les gens bien élevés vont ouvrir la porte quand on y frappe ?" Et ils disaient bonjour, également, mais Franca ne prétendait pas être bien élevée.

La La Iuppa miniature se débarrasse de ses chaussures avant même que ne l'y invite l'aînée. Elle pousse un petit juron bien senti dans leur italien natal et n'ose demander à Dante s'il a des pansements ; c'est qu'il la raillerait à volonté. "Ouais, ton père. On va en parler tiens, de ton père." Toujours outré à l'idée de l'ignoble trahison du paternel. Enfin, de la maternelle, mais le père manque de palle comme on dit chez eux. Madame La Iuppa le sait et fait de lui ce qu'elle veut. C'est sans doute pour ça que l'ancienne Madame La Iuppa la déteste autant d'ailleurs. Toujours est-il qu'elle n'a pas le temps d'en dire davantage que ça roucoule, que ça minaude. Ah le fourbe, il a repéré les sushis. Elle tenterait bien de les maintenir en hauteur, mais cela ne servirait pas à grand chose. Et puis, déjà, le sachet en papier lui échappe des mains. "Et vas-y que ça me débarrasse de la bouffe mais que ça me laisse me démerder avec tout le reste" si elle est bougonne, cela ne la change pas vraiment d'habitude. Elle est plus douce, d'ordinaire, avec ceux qui ne la connaissent pas, mais son frère il a droit à toutes ses facettes. Toujours est-il qu'elle finit d'enlever sa chaussure restante tout en répondant distraitement "Depuis chez les parents, ouais. Mais j'ai fait un petit détour." Grimace voilée tandis qu'elle avise les sachets sur le sol. Heureusement qu'il ne s'agit pas de son argent. Elle le vit parfois mal d'être une gosse pourrie gâtée, fille unique d'un père italien à qui tout a réussi. Puis, elle se souvient des mochi dans le sachet que tient Dante et elle oublie aussi vite ses prétendus scrupules.

"Bah non tiens, je suis venue avec le pape !" Réplique-t-elle avant d'aller se jeter -- littéralement -- dans le canapé, inspectant rapidement l'état de ses pauvres chevilles. Elle réalise alors ce que demande réellement le frère "Si je te réponds que le père débarque dans les trois minutes qui viennent, t'ouvre la fenêtre et tu mets un coup de pshit qui sent bon ? Non parce que ça doit sûrement pouvoir s'arranger hein" On pourrait croire qu'on s'y fait, à l'odeur de tabac incrustée dans les textiles, quand on est la soeur de Dante. Pourtant, à en juger le minois contrarié, loin s'en faut. Mais elle l'aime comme ça, son frère. Et puis, elle ne peut pas vraiment s'en plaindre puisqu'il la supportait. "Nan en vrai avec la daronne ils ont découvert un nouveau truc, le slow living, sûrement une connerie prôné par Gwyneth Paltrow pour son émission de merde là. Du coup, tu sais où je les ai trouvé ce matin ? Dans le ca-na-pé" Franca insiste volontairement sur ces dernières syllabes. Bien sûr, pour tout couple approchant la retraite et vivant une vie normale, c'était un programme normal pour un samedi soir "T'aurais dû voir la tête de papa, il me suppliait de le sortir de là mais, eh, c'est lui qui a choisi d'épouser sa bonne femme hein, j'y suis pour rien." Oups, gorge sèche. La jeune-fille tend une main vers le sachet qui se trouve sur la table basse pour en sortir une ramune et l'ouvrir d'un geste expert. Une gorgée plus tard, elle complète "J'ai pris une Asahi et une Ramune pour toi, je savais pas ce que tu préférais." Parce que oui, au-delà d'un véritable moulin à parole, Franca était aussi une soeur d'exception. Que ce soit dit.