Il y a pas d’heures pour les morts, qu’ils disent. Ouais, bah tu le sais bien, et tu commences à sentir les mailles de ce drôle de boulot sur tes épaules, non pas qu’elles soient fragiles, mais il faut quand même avouer que ce serait plus simple si ce corps n’avait pas l’âge qu’il a. Tu devrais t’estimer heureux, au fond, ça pourrait être pire, moins dramatique, tu pourrais avoir de l’arthrite ou d’autres maladies peu sympathiques que l’on croise dans les hôpitaux. Il n’empêche qu’un œil à l’horloge sur son téléphone, et tu sais que la journée est pas loin d’être finie. Tu pensais pas, quand t’as commencé ce job en pensant que ce serait rien de plus que quelque chose pour te sortir de la merde dans laquelle tu t’étais enfoncé jusqu’au cou, que tu finirais pas apprécier ces petits trajets sans trop de valeurs de ci de là de la ville. Récupérer les corps, les amener à Ulla, et ainsi de suite comme une valse qui s’exécute naturellement.

Au moins, que tu te dis avec un brin de sourire : ça pourrait être pire. Tu constates jamais vraiment les morts, ils sont déjà dans le cercueil, toi tu te contentes juste de les balader, dans la majorité des cas, et quand tu passes un peu de temps avec ta boss, tu les vois certes, mais ils sont moins effrayants maquillés correctement, comme s’ils étaient encore en vie, comme si tout allait bien. C’est étrange, comme métier. Tu pensais sincèrement que ça te dérangerait un peu plus, cette situation où tu es de l’autre côté, à contempler un peu ceux qui sont déjà passer par la barrière, mais en fait.. Non, pas vraiment. Tu mets ça sur le compte que tu as trop besoin d’argent pour pouvoir vraiment t’en soucier, que c’est ça ou c’est toi qui finira à leur place pour x ou y raisons.

Et puis, y’a Ulla. Ulla elle rend le boulot moins difficile, elle le rend agréable même. C’est marrant, parce qu’au début, elle semblait pas si prompt à te prendre au job. Après tout, t’étais du genre un peu bizarre, et t’avais cette drôle d’aura qui donnait pas forcément envie de te faire confiance non plus. Les yeux fatigués, révulsés soit par la fatigue, soit par les drogues prises pour faire taire un peu plus ce crâne dans lequel il y avait une multitude de pensées incisives. Tu n’étais certainement pas le profil idéal de la situation. Mais elle t’a pris quand même, après t’avoir secoué comme un pruneau pendant dix bonnes minutes pour essayer de comprendre ce qui n’allait pas avec toi, pourquoi tu demandais du taff et pourquoi vous discutiez pas de cette première rencontre visiblement si importante pour elle. Mais elle a accepté.

Et depuis, tu aimes bien ton job.

Grand sourire alors que tu claques la porte du corbillard, les clés dans la main, prêt à les rendre à la propriétaire, celle qui habite les murs du bâtiment duquel tu pousses la porte, le bonnet sur les cheveux et les bottines qui crissent doucement contre le sol. Un sourire à la secrétaire qui garde l’accueil alors que tu demandes rapidement où Ulla est – plus une formalité qu’autre chose en réalité, tu sais très bien qu’elle est là où elle est toujours. Tu hausses les épaules, fait fi de l’instruction donnée au préalable alors que te voilà à déambuler dans le bâtiment avec deux cup de café récupérées sur le chemin. Porte poussée d’un coup d’épaule, grand sourire sur les lèvres. Hey Ul- Mouvement d’arrêt, la voilà devant toi, devant la table habituelle, qui discute avec le vide. Tu sais pas trop ce qui se dit, tu comprends pas vraiment de là où tu es, tu te dis que peut-être elle est au téléphone. Après tout, ce serait pas incohérent non plus, même si t’es pas sûr qu’il y ait vraiment du réseau par ici. Je- Je te dérange, Ulla ? Je peux repasser plus tard si tu dois finir de.. parler à je-sais-pas-à-qui-tu-parlais comme ça. Yeux de chiot relevés vers elle, un peu inconfortable dans tes propres baskets. C’est un peu surnaturel comme situation, tu dois l’admettre.